Bianca Bienenfeld est, à 17 ans, avec sa professeure de philosophie,
Simone de Beauvoir, et le concubin de celle-ci, Jean-Paul Sartre, le troisième
élément d'un trio (triangle), le trio de Paris, qui fait suite au trio de
Rouen, constitué par le couple avec une autre jeune élève de philosophie de
Simone de Beauvoir,
Olga
Kasakiewicz. Abus d'autorité ? Détournement ? Perversité ?
Simone de Beauvoir,
la
"femme libérée", l'aristo-bourgeoise "affranchie",
était-elle bien l'esclave pourvoyeuse de chaires fraîches de son
"maître" macho ?
Professeure agrégée de philosophie Bianca Bienenfeld, épouse Lamblin, est
l'auteure de Mémoires d'une
jeune fille dérangée, Balland, Paris, 1993.
1
Je me rends compte à présent que j'ai été victime des impulsions donjuanesques
de Sartre et de la protection ambivalente et louche que leur accordait le
Castor (notedt, Simone de Beauvoir). J'étais entrée dans un monde de relations
complexes qui entraînaient des imbroglios lamentables, des calculs minables, de
constants mensonges entre lesquels ils veillaient attentivement à ne pas
s'embrouiller.
J'ai découvert que Simone de Beauvoir puisait dans ses classes de jeunes filles
une chair fraîche à laquelle elle goûtait avant de la refiler, ou faut-il dire
plus grossièrement encore, de la rabattre sur Sartre.
Tel est, en tout cas, le schéma selon lequel on peut comprendre aussi bien
l'histoire d'Olga Kosakievicz que la mienne. Leur perversité était
soigneusement cachée sous les dehors bonasses de Sartre et les apparences de
sérieux et d'austérité du Castor. En fait, ils rejouaient avec vulgarité le
modèle littéraire des Liaisons
dangereuses.
Mémoires d'une jeune fille dérangée, p.
2
Puis Simone me raconta son combat pour vaincre les préjugés de son milieu et
obtenir le droit de faire des études supérieures, et enfin sa rencontre avec un
groupe de normaliens: Herbaud, Sartre et Nizan. Pour clore ce récit, comme en
un final habilement préparé, elle me dit: « Celui qui était le plus laid, le
plus sale, mais aussi le plus gentil et suprêmement intelligent, c'était
Sartre. » Et je sus immédiatement qu'il était l'amour de sa vie.
Elle m'exposa quel genre de relations existaient entre eux: pas de mariage,
surtout pas de mariage; pas d'enfants, c'est trop absorbant. Vivre chacun de
son côté, avoir des aventures sentimentales et sexuelles : leur seule promesse
était de tout se raconter, de ne jamais se mentir. En résumé, une liberté
totale dans une transparence parfaite. Programme ambitieux! Ils voulaient avant
tout vivre une existence riche de voyages, de rencontres, d'études et
d'échanges entre gens intelligents, une vie où l'on pourrait donner sa mesure
et peut-être atteindre une renommée capable de transmettre une pensée neuve aux
générations futures.
Ibidem, pp. 32-33
3
« Sartre se plaisait dans la
compagnie des femmes, qu'il trouvait moins comiques que les hommes; il
n'entendait pas, à vingt-trois ans, renoncer pour toujours à leur séduisante
diversité. Entre nous il s'agit d'un amour nécessaire: il convient que nous
connaissions aussi des amours contingentes », écrit Simone de Beauvoir dans la Force de l'âge. Ainsi
apparaît-il, par-delà ce jargon philosophique, qu'en cette première phase de
leurs rapports, c'est bien Sartre qui, animé d'un besoin irrépressible de
conquêtes féminines, avait imposé au Castor ce pacte qui, si l'on y réfléchit,
ne diffère du comportement habituel des hommes mariés, bourgeois ou ouvriers,
que par un point important: l'engagement de tout raconter à l'autre des «
amours contingentes ».
Un second point le rendait original, c'est la réciprocité: du moment que le
Castor lui laissait toute liberté, qu'importait à Sartre de savoir qu'elle, de
son côté, s'abandonnait à des épanchements amoureux? Au contraire, c'était pour
lui une sécurité, un gage de sa propre liberté. D'ailleurs, il profita bien
plus tôt et plus souvent qu'elle de cette permission.
Ce qui m'apparut, dans le temps où je fis leur connaissance, comme un pacte
inédit, mais qui avait un fondement de réciprocité et d'égalité, s'est révélé à
moi, bien plus tard, comme un « truc» inventé par Sartre pour satisfaire ses
besoins de conquête, et que Simone de Beauvoir avait été contrainte d'accepter.
Toute la justification philosophique élaborée sur ce thème cachait une espèce
de chantage: « C'est à prendre ou à laisser! » Et puis, avec de beaux discours,
que ne peut-on obtenir? Sur ce chapitre, Sartre était imbattable. Castor avait
peut-être été sa première dupe.
Ibidem, pp. 38-39
4
C'est de ce contact à la fois montagnard et philosophique que datent mes
relations avec Sartre. Dès ce moment, il me fit une cour assidue et nous
commençâmes à sortir ensemble.
J'avais un peu plus de dix-sept ans et lui en avait trente-quatre. A l'époque,
j'avais trouvé tout naturel qu'il me recherchât et n'y avais pas vu malice.
Aujourd'hui, je peux mieux comprendre la manœuvre: il y avait une véritable
complicité de la part du Castor qui n'ignorait pas le besoin de conquêtes de
son compagnon. Si elle avait voulu m'éviter d'être l'objet des entreprises de
Sartre, elle ne m'aurait pas tout d'abord envoyée au café des Mousquetaires,
ensuite elle n'aurait pas combiné la rencontre de Megève.
Ce que je pense maintenant, c'est que non seulement elle admettait que Sartre
s'éprenne de très jeunes filles, mais qu'elle lui faisait connaître certaines
d'entre elles. Je pense que déjà il s'éloignait d'elle, tout au moins du point
de vue sexuel, et qu'ainsi elle créait avec lui un autre lien, par procuration.
Par là elle imaginait pouvoir contrôler la nouvelle relation amoureuse de son
panenaire, trouvant de la sorte une espèce de compromis entre les termes de
leur pacte - accepter une totale liberté sur le plan amoureux - et son
inquiétude latente.
Ibidem, pp. 49-50
5
Au mois de février 1940, Castor (Beauvoir), qui paraît avoir changé de ton,
relate une grande conversation que nous avons eue au Hoggar: « Il faut dire qu'elle était
émouvante, toute contenue et grave, appliquée et silencieuse, me souriant de
temps en temps et de temps en temps retenant ses larmes - elle était belle,
d'ailleurs, hier. Ça m'a fait vache de penser au coup qui allait lui tomber sur
la tête... »
En effet, vers la fin du mois, sans aucun préavis je reçus brusquement la lettre
de Sartre m'annonçant que tout était fini entre lui et moi. Aucune raison
valable n'était donnée. Le seul argument évoqué était que l'éloignement avait «
desséché» ses sentiments (mais ni ceux pour le Castor, bien entendu, ni ceux
pour Wanda n'avaient subi le même triste sort).
Le choc a été d'autant plus rude qu'il était totalement inattendu: toutes les
lettres précédentes étaient chaleureuses, tendres, amoureuses. Rien ne s'était
passé entre nous qui pût me faire prévoir une rupture si soudaine. J'étais
complètement désemparée, je ne comprenais pas. Très vite, cependant, à mon
chagrin se mêla une blessure d'amour-propre: je sentis comme une gifle, quelque
chose qui non seulement fait mal, mais qui humilie. Je me demandais quelle
valeur il fallait accorder à toutes les lettres d'amour que j'avais reçues
semaine après semaine, l'une d'elles trois jours auparavant, si en un instant
l'amour pouvait être dissipé comme un mauvais rêve.
Je compris que les prétendus sentiments de Sartre envers moi n'étaient que du
vent, que des mots, une lamentable comédie. Mais pourquoi avait-il jugé bon de
me jouer cette comédie? J'étais atteinte dans ma dignité comme s'il m'avait
prise pour une putain, à qui suffisent les simulacres de l'amour.
Ibidem, pp. 79-80
6
Mes parents, il faut le savoir, étaient absolument irréligieux, décidément
athés; ils avaient milité dans des groupes de Juifs socialistes dans leur
jeunesse en Pologne, et n'éprouvaient que méfiance envers les synagogues et les
rabbins.
En France, je n'avais aucun contact avec le judaïsme traditionnel, sauf lorsque
j'allais voir mes grand-mères. Avec ma grand-mère paternelle, je tentais de
communiquer en polonais: chez elle, j'avais vu les préparatifs du shabbat, les
jolies bougies sur le manteau de la cheminée, mais, comme font les enfants, je
ne m'interrogeais pas, je ne connaissais pas la signification de ce rituel. Mon
autre grand-mère (qui était en même temps celle de Georges Perec) tenait une
toute petite épicerie à Belleville, je la voyais peu, toujours dans sa boutique
où l'on ne parlait que le yiddish auquel je n'entendais goutte.
De toute mon enfance je suis peut-être allée deux fois dans une synagogue, lors
du mariage de mes tantes. C'est dire que la qualité de Juive ne pouvait avoir
pour moi qu'un sens extérieur, presque étrange. En conformité avec l'éducation
que j'avais reçue, mon attitude constante était de me sentir indiscernable des
autres enfants.
Ainsi s'explique la violence extrême de ma réaction aux propos de M. Perrault:
comme je ne donnais pas de sens clair à l'identité juive que l'on m'appliquait
de l'extérieur, s'il refusait de me reconnaître comme Française, il me
dépouillait de ce que je considérais comme mes vraies racines et me laissait
nue et sans défense devant les hitlériens.
Ibidem, pp. 100-101
7
A présent, le triangle était totalement brisé. J'étais lamentablement larguée,
et cette double exécution se passait en 1940. A l'effondrement du pays sous le
poids de l'armée hitlérienne, à la soumission abjecte des autorités de Vichy
aux lois nazies, répondait, sur le plan personnel, une tentative délibérée de
m'anéantir moralement.
Ce que je peux dire, maintenant que tant d'années sont passées sur cette
blessure, c'est qu'en dépit des apparences, en dépit de la faculté que j'avais
à me « rétablir » et de construire une existence nouvelle, j'ai porté toute ma
vie le poids de cet abandon. Pour décrire ce qui s'est passé en moi en ces
circonstances, je ne peux que me servir de l'image d'un homme qui se noie: il
s'accroche à une planche et réussit par miracle à survivre. De même, malgré mon
désespoir réel, je me suis instinctivement cramponnée à la vie, et j'ai réussi
à ne pas sombrer corps et biens.
Ibidem, p. 107
8
Nous nous sommes mariés (Bianca Bienenfeld et Bernard Lamblin), sans cérémonie,
le 12 février 1941 à la mairie du 16e arrondissement. En sortant du restaurant
où nous avions fêté l'événement, nous avons vu défiler une escouade de soldats
allemands qui chantaient sur un rythme martial. Sombre présage.
Puis nous nous sommes remis au travail, car nous devions passer certains
certificats, qui avaient été retardés. C'est seulement après avoir réussi nos
examens que nous sommes partis nous reposer au Pays basque. Nous étions
épuisés, mais heureux d'être ensemble, de nous promener le long des plages
désertes ou dans les collines.
Cependant, la réaction à tout ce que je venais de vivre s'abattit sur moi
brutalement, et je fis une véritable dépression. Tous les soirs, avant de
m'endormir, je pleurais longuement. Je ne pouvais empêcher ces sanglots, tout
en me rendant compte qu'ils devaient blesser Bernard. Mais il était si
compatissant, si tendre et si doux que sa seule présence me réconfortait: je
vis que je pouvais compter sur lui. J'allais voir un médecin qui tenta de me
soigner en me faisant des piqûres.
N'empêche que ce n'était pas un début de vie commune très encourageant: il
fallut à Bernard tout son amour et sa générosité pour l'accepter.
Ibidem, pp. 112-113
9
La vie pendant l'Occupation était faite de toutes sortes de sentiments,
d'émotions: l'angoisse, l'oubli, l'horreur, le comique, le burlesque, tout se
mélangeait. Un jour où nous nous promenions, Bernard et moi, sur les Grands
Boulevards, nous regardions une vitrine lorsque tout à coup quelqu'un frappa
sur l'épaule de Bernard: nous nous retournâmes pour nous trouver face à Simone
Kamenker, une de ses amies, celle qui deviendra plus tard Simone Signoret.
Voyant que je n'avais pas d'étoile sur ma veste (elle non plus d'ailleurs !),
elle s'exclama à voix haute: « Mais tu ne devrais pas te promener comme cela,
c'est très dangereux, très risqué! » Nous lui avons fait signe de se taire et
rapidement avons pris la fuite. Il eût suffi qu'un milicien, un simple
dénonciateur (il n'en manquait pas alors) ou un Allemand zélé se soit trouvé là
pour que je finisse ma vie dans un camp.
Ibidem, p. 118
10
Pour finir ces évocations, je veux encore raconter comment, un jour, vers la
fin de sa vie, Simone de Beauvoir me posa l'ultime question: « Que penses- tu,
en fin de compte, de notre amitié, de toute notre histoire?»
Après avoir réfléchi un moment, je lui ai répondu: « Il est vrai que vous
m'avez fait beaucoup de mal, que j'ai beaucoup souffert par vous, que mon
équilibre mental a failli être détruit, que ma vie entière en a été empoisonnée,
mais il est non moins vrai que sans vous je ne serais pas devenue ce que je
suis. Vous m'avez donné d'abord la philosophie, et aussi une plus large
ouverture sur le monde, ouverture que je n'aurais sans doute pas eue de
moi-même. Dès lors, le bien et le mal s'équilibrent. »
J'avais parlé spontanément, avec sincérité. Simone de Beauvoir me serra les
mains avec effusion, des larmes plein les yeux. Un grand poids de remords était
enfin tombé de ses épaules.
Pourtant, lorsque, quatre ans après sa mort, j'ai lu les Lettres à Sartre et le Journal de guerre, lorsque,
après avoir décidé de rédiger ma version des faits, je réfléchis à mes propos
d'alors, je me rendis compte que ma réponse était encore enveloppée dans cette
brume dont mon esprit était toujours nimbé et ne pouvait donc contenir qu'une
vérité tronquée.
Sans doute aussi la mort de Simone de Beauvoir m' avait-elle libérée. Par-delà
la mort, elle m'avait envoyé cet ultime message: j'avais reçu en plein visage
la figure de sa vérité et de la vérité de nos rapports anciens.
Mes yeux étaient enfin dessillés. Sartre et Simone de Beauvoir ne m'ont fait,
finalement, que du mal.
Ibidem, pp. 207-207
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